Place Jemaa el Fna dans les écrits de Jean Ravennes
Aux portes du Sud, le Maroc
« Marrakech 1930 Sous la Koutoubia rutilante, l’espace poudreux, lugubrement nommé Djemaa-El-Fna (Assemblée des Trépassés), perpétue le souvenir des Khalaïf cruels, qui l’enguirlandaient avec les têtes coupées des rebelles. Réjouissance attrayante entre toutes, et qui fut peut-être à l’origine de ce rendez-vous de toutes les tribus et peuplades sur une place unique dans le monde musulman, la seule où l’âme de l’Islam éclate au plein jour, avec ses passions farouches, ses superstitions enfantines, son goût du plaisir, sa curiosité inlassable, et cette activité désordonnée qui fait un si étonnant contraste avec sa nonchalance. Même les légendaires marchés d’Asie ne peuvent rivaliser avec cette Samarkande africaine, fourmilière diaprée, où les courants humains se bousculent dans un étourdissant mélange de cris, de chants et d’idiomes. A toute heure, des milliers d’hommes s’y rassemblent; mais le soir, quand le ciel verdit sur les minarets, le tumulte devient insensé, le flot grossissant vous entraîne dans la folie commune. L’Atlas entier descend, armé comme dans ses défilés de courbes poignards aux poignées ciselées. Les guerriers du Sud ont de longs cheveux tressés et flottants sur leur selham noir qu’éclaire seulement, dans le dos, un losange écarlate; ils errent en se donnant la main comme les permissionnaires de nos dimanches provinciaux. Puis ce sont les chleuh déguenillés, aux regards perçants et aux mines de famine, que les sauterelles ont chassés du Sous ravagé. De grands esclaves soudanais, magnifiquement équipés et astiqués, avec l’anneau de servitude qui étincelle à l’oreille, éclipsent par une élégance voyante leurs propres maîtres encapuchonnés de fines étoffes roses ou blanches, et dont les djelaleb, au contraire, du vert amande au beige clair, demeurent dans une gamme de teintes délicates. Antique dignité de beaux vieillards arabes, lents et voilés comme des vierges, avec des colliers de barbe frisée. Un marchand riche sur une mule reluisante, un caïd dressé sur ses étriers d’argent massif et dont deux palefreniers tiennent au mors le cheval impatient, fendent parfois la mêlée de badauds qu’exploite toute une pègre locale de camelots, de mendiants, de bouffons, d’audacieux gamins et de proxénètes de toutes sortes. Et il y’a encore des spahis aux rires silencieux, des goumiers sévères, des tirailleurs les bras ballants, un moine franciscain casqué, de sordides juifs traînant leur progéniture, des touristes mis à chaque pas à l’épreuve du «fabor», mot passe-partout, qui résume heureusement nos concepts européens de pourboire, d’aumône, d’offrande pieuse, et de nécessité de se débarrasser rapidement d’un suppliant aussi insensible aux rebuffades qu’insupportable. On vend de tout à Djemaa-El-Fna, et toujours en plein vent : les précieuses denrées su Sud s’y amoncellent près des marchandises rustiques de la montagne et des tréteaux d’osier où les paysans du Haouz entassent leurs oranges et leurs dattes; du bois dans un coin, ailleurs des étoffes ou de la ferraille. On vend de tout, et tout se vend; certains assis par terre n’offrent qu’un peu de sable coloré-magique évidemment, - quelques clous tordus et rouillés, une vieille semelle. Et l’on se demande ce que d’autres peuvent bien vendre, plus misérables encore, et qui n’ont que quelques cailloux devant eux…Les dits cailloux sans doute, en attendant mieux. Nues dans l’étroite gaine bleue qui moule exactement leurs mouvements, tatouées sur le front et le menton aux signes distinctifs de leurs tribus, des Berbères sculpturales suivent avec une hauteur affectée le jeu de bateleurs qui compliquent encore le désordre : prestidigitateurs, montreurs de singes, acrobates dont les troupes spécialisées dans les pyramides et les sauts périlleux ont depuis longtemps conquis nos music-halls. Un vieux pitre au cuir noir et à courte barbe blanche, grotesquement accoutré de loques et d’une chéchia sans couleur, grimace au milieu d’une tempête de rires. Cercle plus dense encore autour du charmeur de serpents, sorte de démon hérissé, qui fascine en même temps ses reptiles et la foule; puis au son voilé des flûtes et des tambours de porcelaine, il scande une danse frénétique, courbé sous le poids de trois najas énormes, pendus, l’un à sa langue et les deux autres aux pointes noires de ses seins. Telle est en sa faveur la miséricorde d’Allah que ces morsures lui sont délicieuses. Passe vite, roumi, toucher le serpent porte chance; ça coûte dix sous : et si l’enchanteur baveux le noue à l’improviste autour de ton cou, l’offrande doit croître en proportion de la félicité beaucoup plus grande qui t’est promise, sinon la malédiction d’un poing décharné restera tendue sur toi jusqu'à ton dernier jour. Roulements graves, accords aigus, dont le rythme à la longue envoûte; ce sont les réïtas et les farigas, orchestre des petits éphèbes chleuhs en longues robes blanches; chargés de lourds bijoux et fardés comme des filles, la taille et le front ceints de cordelières orangées, avec de petits visages d’une finesse ravissante, ils martèlent le sol de leurs pieds agiles et se déhanchent voluptueusement entre deux haies de guerriers aux lèvres de feu et de gros marchands aux ventres sensuels. Plus loin, une mer de gens accroupis se balance au rythme du conteur à la voix stridente. Prophète de place publique, redressé dans une splendide stature de Saint Jean-Baptiste, avec des yeux brillants d’hypnotiseur; il ponctue sa harangue sur un tambourin aérien, et, à la même cadence lente, des clameurs extasiées lui répondent. Un autre évoquant des légendes moins sacrées, mime en courant de tous côtés le dialogue de ses héros. Il y en a vingt, trente; à chaque pas, un derviche glapissant essaie d’attrouper les gens, de former un cercle où se coudoieront sans vergogne seigneurs et meurt-la-faim, vénérables vieilles et prostituées. Et sans doute le charme de cette foule familière est-il qu’elle ne comporte pas de classe moyenne, celle qui, sous tous les climats a le privilège de communiquer sa laideur à la rue. La vulgarité est ici inconnue. Entre le riche et le pauvre, le caïd millionnaire et le vagabond sans un douro, la différence reste invisible. Même burnous, mêmes poignards en sautoir, à la finesse près de l’étoffe ou de la ciselure qu’on ne distingue pas de loin. Tous deux observent aussi la même politesse, la même élégance de maintien et de langage. Un simple mendiant baise la main rachitique qu’il vient de tendre à un autre misérable de sa sorte, puis s’incline avec une fierté de vizir. A Djemaa-El-Fna, enfin, on respire à pleins poumons cette inoubliable odeur de la foule et de la rue arabes, qui est d’encens et de crasse, de suint et d’aromates, de menthe et de poussière, de cumin, de coriandre et de friture. Sur leurs fourneaux roulants, les restaurants préparent à l’huile assani des carrés enfilés de foie de mouton. Partout des barbiers, avant de libérer leurs clients les saignent en leur posant une ventouse à la nuque; partout des écrivains publics calligraphient des lettres sous la dictée de montagnards embarrassés. Par de mystérieuses impositions sur les reins d’une femme à plat ventre, le guérisseur la délivre d’une déshonorante stérilité. Le sorcier vend des remèdes puants pour chasser indifféremment les fièvres et Iblis, prince des démons, - qu’il soit lapidé! Un saint personnage fait assoir trois croyantes dans son giron et leur prescrit à voix basse l’usage de ses gris-gris, souverains contre le mauvais œil : gâteaux de sucre, cornes de gazelles. Les juifs sur leurs tablettes promènent autant de frelons que d’inquiétants bonbons roses. Amuseurs et magiciens, jamais cette foule, qui est restée dans ses mœurs et sa crédulité du Moyen Age, n’est lasse de leurs tours. Elle va, vient, s’arrête, ivre à demi et son ivresse vous gagne. Voici encore, comme si la place n’était pas assez pleine, des cortèges qui sortent des souks voisins, et du fondouk des grains où campent les chameaux : théories d’aveugles, larmoyant en chœur; Aissaoua échevelés, mangeant dans leurs transes du verre et des scorpions vivants; affreux Deghoughia, dégouttants de sang, qui se fracassent le crâne à coups de hache en marchant ; ceux qui survivent à ces atroces mutilations jouissent ensuite d’une sainteté universellement reconnue au moyen d’offrandes.»