Marrakech
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Voyage vers Marrakech : H00tel,Restaurant,Jardin Marrakech - Maroc

Souk El khemis et Camille Mauclair Les Couleurs Du Maroc

Marrakech, 1932

« Mais je délaisse ce labyrinthe pour atteindre, hors les remparts, le souk El khemis, le marché aux bestiaux. C’est un foirail immense, sablonneux, absolument plat et nu, sur lequel, bien qu’il soit tôt, le soleil darde déjà ses feux avec une force redoutable, et d’où s’élève, sous les milliers de pas, une fine poudre d’or lumineux qui impose sa monochromie. Tout, ici, est brun clair, beige à reflets d’argent, presque ton sur ton. Le site est borné d’un côté par les profils des terrasses et des toits de la ville, d’où émergent quelques minarets, un ou deux toits de mosquée en faïence verte, et un groupe de cyprès, ceux du jardin du général, qui en est fier : de l’autre, par les alignements bleuâtres de la palmeraie. Au nord se dessinent les Djebilet noires et pointues. Au sud, l’horizon est fermé par une muraille si haute qu’elle semble porter le ciel. L’Atlas ! La légende est vraie ! L’Atlas ! Je ne l’avais point encore aperçu, à cause des brunes et de la réfraction, deviné plutôt : ce matin bien que trente kilomètres m’en séparent, il me paraît si proche qu’en quelques instants je parviendrais à ses contreforts. Il rayonne des diamants de ses neiges éternelles à perte de vue, dans une limpidité que je n’ai connue ni à Pau ni au mont Blanc. Il est sublime et presque invraisemblable de candeur et de pureté cristalline sous un firmament d’azur pâle.
J’entre résolument dans la foule rousse, dans la touffeur ardente. D’abord, l’armée des moutons frissonnants et plaintifs, que des bras noirs saisissent sous le ventre, soupèsent, rejettent, pour en empoigner d’autres et d’autres encore dans le feu des marchandages, des enchères glapissantes et de ces brusques disputes vite apaisées dont je commence de savoir l’Arabe coutumier. Au milieu de cette houle de laines sales, de ces têtes de béliers pareilles à des chapiteaux antiques, se lèvent les statures des bergers en toges, des hommes aux poignards, s’interpellant. Un remous me porte vers les groupes des chameaux. Les uns sont debout sur leurs grandes pattes écartées, maladroites, pareilles à des racines d’olivier attachées au sol par les larges sabots : et sur cette quadruple racine s’érige la bête difforme et stupide, une sorte de rocher de mousse jaunâtre d’où sort, comme un reptile, le col portant la tête saurienne et aplatie. D’autres, rebelles, ont une patte de derrière liée et repliée par des sangles, et s’échappent quand même en boitant et en lançant vers le ciel leur cri hideux, renversant des enfants et poursuivis par d’assourdissantes clameurs. D’autres restent accroupis et immobiles, écaillés de boue et de fiente sèche, si serrés que je ne distingue plus aucun membre en ces tas roux d’où sort une fétidité puissante, et que contournent des chameliers armés de gourdins et de lanières, drapés d’étoffes grises rayées de noir, des personnages de cette Bible à laquelle je ne comprenais rien avant d’être venu en ce pays et dont chaque page, maintenant, s’illustre inoubliablement. Je vois Jacob, Laban, les Ismaélites, vivre autour de moi, près de ces monstres allongeant vers mon visage leurs mufles aux dents jaunes et déchaussées, monstres utiles, soit, mais qui me font horreur. Je les quitte pour aller vers la multitude des ânes résignés aux plaies et aux mouches, qu’on parque, qu’on brocante, et sur les échines desquels de grands diables sautent pour faire juger de leur endurance et de leur trot, martenant de leurs talons nus les côtes saillantes. Quelques-uns se roulent allègrement dans la poussière, ou témoignent ingénument une velléité de rut trop visible, que réprime en ricanant un petit Chleuh vêtu de ce bleu terne qui me rappelle les blouses de nos maquignons. A la ronde, un vendeur d’eau dont tinte la sonnette offre pour une piécette ses tasses de cuivre, et incline son outre qui, rapidement s’allège.
Etourdi par le soleil, grisé par l’odeur animale, je traîne sur le sable une ombre courte, et je m’arrête pour considérer encore au loin l’Atlas scintillant et féerique : mais des « Balek ! Balek ! » plus impérieux que jamais me forcent à garer, car voici surgir du fond du souk, au grand galop, des chevaux, ces admirables chevaux barbes qui semblent voler sans densité, et avec lesquels font corps des cavaliers dont le vent de la charge gonfle les burnous. »


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