La Mamounia dans les écrits d’André chevrillon
Marrakech dans les palmes
Marrakech, avril 1913
Non loin de la Koutoubia et ses champs de mort, nous trouvions les merveilleux jardins de la Mamounya. Après tant de soleil et de poussière, pénétrer dans cette fraîcheur d’ombre et de verdure, c’est un délice aussi brusque et profond que si l’on porte à ses lèvres, par un jour orageux d’été, l’eau glacée que l’on voit perler au grès d’un alcarazas.
Jardin de sultane ou vizir ? Je ne sais ; quand je l’ai vu, celui-ci était encore tout inviolé, tout musulman. Mais L’autorité française s’apprêtait à y réparer, agrandir un pavillon abandonné pour le muer en hôpital civil, indispensable à Marrakech – et quelle situation plus heureuse ?On devait procéder avec précaution, respecter le mieux possible le style, les proportions mauresques, s’inspirer des formes anciennes : le chef qui dirige tout au Maroc a le fervent souci de la beauté. Mais l’âme du lieu ne survivra pas : elle ne saurait s’accommoder d’objets utilitaires. Il lui faut la paix, le secret quasi religieux, la solitude qu’un peuple d’orangers en fleurs emplit de ses baumes ; il lui faut la tranquillité des vieilles terrasses qui se délitent (au-dessus du mur du jardin, entre des houles pâles d’oliviers et le champ brûlé d’un cimetière) ; il lui faut l’ombre inhabitée de ce pavillon, de ses chambres où l’on sent encore flotter le fantôme de l’amour ; il lui faut le silence religieux des portiques, sous des arabesques dont le temps a fumé, attendri la pourpre et l’or comme aux laques persanes.
Aux heures de fatigue et de désenchantement, quel refuge qu’un tel jardin ! Comme il nous enveloppe de paix, de sécurité ! Quelque chose d’éternel y réside. Épaisseurs de l’ombre végétale, rafraîchissement des yeux, et dans le silence des choses, cette longue, voluptueuse rumeur, le roucoulement de mille tourterelles, si faible, innombrable, incessant, qu’on dirait la respiration même du jardin, sa lente respiration de sommeil et de bonheur….
Une terre rouge, en contrebas sous l’entrecroisement des allées, pour mieux recevoir, comme en des bassins, l’eau laiteuse, l’eau vitale de l’irrigation. De ce riche humus, montent les beaux arbres précieux, mêlant leurs boules d’or, leurs étoiles de cire, dont s’épanche à flots le trop suave arôme. Du milieu de l’orangeraie, des palmiers surgissent d’un seul élan, éployant dans l’abîme de lumière leurs grands bouquets en extase (je revois surtout les matins si purs, quand l’haleine de l’Atlantique n’a pas encore plombé le ciel d’une vapeur d’orage).
Et puis c’est une large allée centrale où les plus beaux oliviers du monde entretiennent un perpétuel demi-jour. Leur stature est celle des grands chênes ; leur pâle, élyséen feuillage, plus pâle par l’écume de la floraison, se déroule en masses légères et volumineuses, en molle richesse de franges retombantes, enfermant l’avenue, couvrant d’ombre et de mystère toute la perspective entre les deux rangées de leurs troncs antiques.
Ils sont la principale présence, ces grands oliviers. Présence religieuse. Sous leurs longs rideaux, la solitude, le secret de ces lieux semblent s’approfondir. L’air y stagne. Un solennel et voluptueux jardin d’Islam, où l’heure semble arrêtée depuis très longtemps. Peut-être, en quelque retraite d’ombre, deux amants d’autrefois sont-ils restés suspendus dans leur félicité, tandis que tout s’éternisait alentour dans le même enchantement.
Nous écoutions le roucoulement rythmé des colombes perdues dans les feuillages. Murmure immense et léger, murmure sans fin, qui nous enveloppait de tous côtés, comme la senteur exhalée des orangers, ― si continu qu’il fallait prêter l’oreille pour le percevoir. Dans l’aire immobile, murmure et parfum se confondaient, exprimant une même âme : amour encore, bonheur assoupis dans la lumière. C’était comme le sommeil, dans la clarté du matin, d’une jeune vie parfaite, dont on écoute prés de soi la calme et musicale pulsation, en respirant son tiède effluve. Shelley seul a décrit cette pureté, cette innocence, ces états d’épanouissement et d’extase de l’âme végétale.