Marrakech
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Le retour d’exil de sa Majesté Mohammed V dans les écrits de Jacques Benoist - Méchin

Histoire des Alaouites

Le retour de Madagascar s’effectue presque aussi rapidement que le départ de Rabat. Mais quel contraste dans l’atmosphère qui entoure ces deux événements !

Interrogé en 1969 sur le jour qu’il considère comme le plus beau de sa vie, le roi Hassan II répondra sans hésiter :

- Ce fut le jour où nous quittâmes Antsirabé. Je ne pouvais en croire mes yeux : vraiment, c’était trop beau ! Pourtant ma joie n’était pas sans mélange. Il s’y mêlait un sentiment d’appréhension… Ce n’est pas possible, me disais-je, il va arriver quelque chose…L’appareil va rester en panne, il ne va pas pouvoir décoller…Lorsque nous fûmes en plein ciel, je me dis qu’il s’abattrait en cours de route, qu’il s’écraserait à l’atterrissage. Ce fut seulement lorsque nous arrivâmes à destination que mon angoisse se dissipa et que ma joie fut totale. Mais l’avion ne prend pas la direction du Maroc. Il atterrit à Nice, après avoir fait escale à Brazzaville et à Fort-Lamy. Les instructions envoyées par le gouvernement aux autorités locales sont «d’entourer le Sultan d’égards, mais de ne pas le traiter comme un souverain en déplacement », formule vague qui permet toutes les interprétations. Au départ d’Antsirabé, un chef de district en civil accompagné de son adjoint sont venus s’assurer discrètement que tout était en règle. À Brazzaville, Sidi Mohammed a été salué par un gouverneur de province en tenue, entouré de quelques-uns de ses collaborateurs; à Fort-Lamy, par le représentant du gouvernement général et les principaux membres de son cabinet, en uniforme; à Nice, par le préfet des Alpes-Maritimes en tenue de gala, escorté par une vingtaine de personnalités départementales. Ce crescendo d’honneurs paraît de bon augure. Quelle sera la prochaine étape? Paris ou Rabat?

Ni l’un ni l’autre. À leur grande surprise, le sultan et sa suite sont invités à monter dans une file de voitures qui les conduit au Grand Hôtel de Beauvallon, où ils arrivent au matin du 31 octobre. Le sultan est un peu fatigué. Mais bien qu’il s’efforce de ne pas le laisser paraître, il est crispé et inquiet. Que signifie ce séjour à Beauvallon, dont on ne l’avait pas prévenu? Quand il cherche à s’informer sur la suite de son voyage, il se heurte à des regards vagues, à des propos gênés. Le gouvernement français entend-il appliquer d’une façon stricte les accords d’Antsirabé comme s’il ne s’était rien passé dans l’intervalle? N’a-t-il été libéré de son exil malgache que pour être placé en résidence surveillée? Son visage prend soudain une expression morose, car il a l’impression d’être tombé dans un piège.

Le colonel Touyat qui l’accompagne n’est pas mois étonné que lui. Il téléphone au Quai d’Orsay pour s’enquérir de ses intentions. Ne recevant que des réponses évasives, il fait valoir que le séjour à Beauvallon n’est pas du tout indiqué et qu’il y aurait intérêt à ne pas le prolonger. L’arrivé inopinée du sultan y a fait sensation. La presse a été alertée. D’ici peu, les journalistes français et étrangers vont accourir aux nouvelles. A moins d’établir des barrages de police, il sera impossible de les empêcher de pénétrer dans l’hôtel. Que le sultan leur fasse des déclarations ou non, ils ne se priveront pas de commenter l’événement ni d’échafauder à son propos des hypothèses fantaisistes. Si leurs articles provoquent des manifestations, tout le monde sera plongé dans le pire embarras…

La vérité est que, jusqu'à la dernière minute, le gouvernement français n’arrive pas à se décider. Bien que les rapports en provenance de Rabat signalent que la situation au Maroc se détériore d’heure en heure, il ne se résout pas à franchir le pas décisif. Finalement, M. Edgar Faure, président du Conseil, MM. Antoine Pinay et July, respectivement ministres des Affaires étrangères et marocaines, estiment qu’il faut en finir. Ils invitent Mohammed ben Youssef à venir à Paris pour entamer avec lui des conversations directes. Grâce à eux, le séjour à Beauvallon n’aura été qu’un épisode sans lendemain.

Le 1er novembre, le sultan et sa suite sont reconduits à Nice. Un avion les attend sur la piste d’envol. Cette fois-ci, c’est l’avion spécial du président de la République. Lorsque Mohammed ben Yousef atterrit à Villacoublay, M. Pinay lui-même est venu lui souhaiter la bienvenue. Précédé par les motocyclistes de l’Elysée, le cortège de voitures se dirige vers Saint-Germain-en-Laye, où le souverain logera au Pavillon Henri-IV.

Le 2 novembre, les conversations s’engagent au château de la Celle-Saint-Cloud entre M. Pinay et Mohammed ben Youssef. À leur issue (6 novembre 1955), une déclaration commune est publiée annonçant « l’ouverture prochaine de négociations destinées à faire accéder le Maroc au statut d’État indépendant, uni à la France par des liens permanents d’une interdépendance librement consentie et définie.»

À la dernière minute, aux dires d’un témoin, toute la négociation a failli échouer, car Mohammed ben Youssef s’est cabré en entendant parler « d’interdépendance.»

Que signifie ce mot? A-t-il demandé d’un air inquiet, car il croit y voir reparaître le spectre du traité de Fès. Veut-il dire que la France continuera à contrôler les Finances, les Douanes, l’Armée, la Police et la politique étrangère du Royaume chérifien? Dans ce cas, je n’y puis souscrire!

Il s’est levé pour quitter la salle. Il a fallu que le prince Moulay Hassan, qui a assisté aux débats, insiste auprès de lui pour le faire revenir sur ses pas. Il le supplie de ne pas compromettre une négociation si près d’aboutir, à cause d’un simple mot. Par ailleurs, on fait valoir à Mohammed ben Youssef que l’interdépendance (dont personne ne peut fournir une définition exacte) est un terme destiné avant tout à rassurer l’opinion française. Il est si souple, au demeurant, qu’il sera aisé aux interlocuteurs d’y faire tenir ce qu’ils voudront. C’est seulement alors qu’il consent à signer la déclaration commune.

Lorsque le cortège royal revient à Saint-Germain, à la tombée de la nuit, le drapeau rouge frappé d’une étoile verte à cinq branches flotte sur le Pavillon Henri-IV et une musique militaire joue l’hymne national marocain. Le 16 novembre, un avion ramène le sultan au Maroc.

Lorsque Moulay Hassan aperçoit à travers les hublots de la cabine la foule énorme qui s’est massée sur le terrain d’atterrissage, il éprouve, de nouveau, un serrement de cœur. Quel accueil le peuple marocain va-t-il faire à son père qui lui rapporte la promesse de la liberté dans les plis de son burnous ? Va-t-il lui témoigner de la froideur ? Il a gardé dans ses oreilles les cris hostiles des tribus encerclant le palais, le jour de son enlèvement. Mais son appréhension sera brève. La nouvelle de l’accord de la Celle-Saint-Cloud a précédé l’arrivé du souverain. Dès que sa silhouette amaigrie apparaît au sommet de la passerelle, il est salué par un tonnerre d’acclamations. Des voix brisées par l’émotion crient : «Sidna ! Sidna ! Loué soit Dieu ! Tu nous es revenu !» Rompant tous les barrages, la multitude se précipite au-devant de lui pour toucher sa tunique, pour lui baiser les mains. Devant cette mer de djellabas blanches qui ondule sous le soleil et qui ne sait comment faire pour exprimer sa dévotion, Moulay Hassan éprouve bien plus que de la joie : un sentiment de bonheur indicible. Il sait que son père a gagné la partie. Il l’a gagnée aussi grâce à la vaillance du peuple marocain, à son père amour de l’indépendance, à sa fidélité envers la dynastie. Le souverain et le peuple ont lutté chacun de leur côté. Les voici de nouveau face à face après une longue séparation. Les vieillards s’embrassent, les jeunes gens et les jeunes filles dansent et pleurent de joie. «Loué soit Dieu, Sidna ! Tu nous es revenu ! » Les acclamations augmentent. Elles s’enflent jusqu'à la stridence. Puis elles deviennent très douces et se fondent dans un soupir.

Ces retrouvailles tant espérées ont quelque chose de bouleversant. Elles font naître dans les âmes quelque chose de beaucoup plus puissant et de plus durable qu’une émotion : un ébranlement profond qui se communique de proche en proche. À travers elles les Marocains saisissent à quel point la liberté et la monarchie ne font qu’un. Ce qui n’était jusque-là qu’un enseignement de l’Histoire ou un sentiment diffus est devenu, d’un seul coup, une réalité tangible. Jadis, l’arrivée d’El-Dakhil avait ranimé les sources et fait refleurir la nature. Cette fois-ci, le retour du père apporte au peuple la certitude de participer au même destin. Et ce sentiment, à son tour, va faire surgir la nation.

Le souverain a d’ailleurs beaucoup changé au cours de son exil. Non seulement il a gagné en majesté, en assurance et en force de persuasion, mais il a acquis le don inestimable de se rallier les cœurs. L’homme qui était parti à l’aube du 20 août 1952 s’appelait Sidi Mohammed ben Youssef. Celui qui revient, en cet après-midi triomphal du 16 novembre 1955, est le roi Mohammed V, car c’est sous ce nom qu’il régnera désormais, pour bien marquer que le Maroc entre dans une ère nouvelle.


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