Palais de la Bahia dans les écrits d’André Chevrillon.
Marrakech dans les palmes
Marrakech, novembre 1917
Une beauté presque persane, celle d’un jardin fermé, plein de nuit bleue et de sombres verdures, dont les pointes s’ordonnent religieusement. Au fond de l’espace, sous la lune éclatante et nue, une seule étoile pendait, comme une blanche goutte qui tremble et va tomber. Quel accord de cette nuit et de ce lieu profond ! La même magie flottait aux infinis du ciel et dans le petit creux de ce parfait jardin, seule réalité visible de la terre. Le silence qui l’emplissait, plus sensible par le chant unique de l’eau dans la coupe centrale de marbre, semblait descendre des profondeurs célestes. Quelque chose de l’éternité d’en haut avait passé dans les choses périssables d’en bas.
Parfums de fleurs montant à flots dans la nuit, arôme amer des orangers. Et toutes les couleurs, aussi, de ces beaux végétaux prisonniers, toutes les couleurs distinctes comme pendant le jour, seulement baissées d’un degré, affaiblies : ainsi des voix qui chantaient, et maintenant murmurent. Je voyais les jasmins flottants, leurs pâles étoiles suspendues, et par milliers, les boules d’or dans les beaux feuillages vernissés, et le vert, si clair des longs cédrats ; et même, si l’on se laissait couvrir par un bananier, les veinures de ses larges lames transparaissaient à la clarté lunaire. Les zellijs, au pied des arcades, l’infinie broderie multicolore des grandes portes, les chemins de mosaïque des allées, luisaient, se déroulaient en semis géométriques, en reflets de douceur mystérieuse.
Pures harmonies ; rigoureuses, musicales ordonnances d’un tel lieu : c’est d’elles surtout que lui vient son âme et son caractère. Elles enchantent les yeux, et l’on y cherche une signification secrète. Mysticisme et sensualité, comme en tout décor arabe, qui enveloppe de son luxe innombrable et secret, recèle dans les beaux jambages entrelacés d’une inscription koranique, le nom d’Allah et sa louange. Quatre grandes arches opposent leurs ogives outrepassées ; quatre auvents suspendent la richesse de leurs stalactites, de leur profond réseau d’alvéoles ; quatre allées de faïence se croisent au centre mystique où chante éternellement la grande vasque ; quatre cyprès, aux quatre coins de cette croisée, gardent cette eau divine ― des cyprès haut montés (c’est là le trait musulman, persan) sur leurs troncs gris, dépouillés et lisses. Beaux arbres, dont l’épaisseur, le jour, s’anime d’un peuple d’oiseaux, et puis se colore, s’entrouvre profondément aux rayons et au souffle du soir. Comme ils sont denses, funèbres ! ― vraiment d’une noirceur et d’une immobilité de mort, là-haut, dans le bleu de l’espace nocturne. L’un, de son extrême pointe noire, semble tout juste effleurer le disque éblouissant de la lune.