Marrakech
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Voyage vers Marrakech : H00tel,Restaurant,Jardin Marrakech - Maroc

Place Jemaa el Fna dans les écrits de Jerôme et Jean Tharaud

Marrakech ou les seigneurs de l’Atlas

« Marrakech 1918
Oui vraiment, une place étrange, sur laquelle les montagnes, accourues du fond de l’horizon, penchent leurs têtes neigeuses pour regarder ce qui se passe. Toute l’âme du Sud est là, dans ces cercles de curieux qui, du matin au soir, se font et se défont autour de quelque bateleur, avec la mobilité des fumées. Il y a le cercle du charmeur de serpents qui s’agite, l’écume aux lèvres, les cheveux dénoués, devant un sac de cuir d’où sortent des cobras noirs et luisants. Le charmeur bondit autour d’eux, les excite avec sa baguette, célèbre en litanies violentes et rapides les mystérieuses vertus de la terre, dont les serpents sont pénétrés plus qu’aucun être vivant. Furieusement il fait rouler sur son cou sa tête aux longs cheveux épars, pendant que les tambourins s’exaspèrent et que les bêtes, dressées sur leur queue, suivent ses gestes frénétiques d’un lent mouvement imperceptible et souverainement orgueilleux de leur tête plate et gonflée. C’est une cérémonie sacrée, avec vingt péripéties, dont je ne saisie que le dehors, qui se développe devant moi. A tout moment le magicien laisse là ses reptiles, pour s’intéresser aux secrets d’un homme ou d’une femme qui sort de l’auditoire, s’approche et lui murmure quelques mots à l’oreille. Enfin, dernier acte du drame, le furieux mord le serpent et mord ensuite son client, ou bien saisissant le cobra, il le lui place dans les mains, puis sur le cou, comme un foulard glacé, puis sur la poitrine, entre le burnous et la peau, et l’abandonne là, tandis que dans le délire des tambourins déchaînés et de tout le cercle qui prie, il se démène, vocifère et couvre son patient de la bave magique qui mousse en abondance à ses lèvres…
Il y a le cercle de celui qui arrive à cheval au milieu d’un public déjà rassemblé par un compère, et qui du haut de sa bête efflanquée, marquée sur son poitrail blanc d’une main de Fatma peinte au henné, se met à faire un discours. Que dit-il du haut de se bête? Ma foi, je n’en sais rien! Je le vois tout à coup sauter à bas de son cheval, et comme pris d’un furieux délire, ou plutôt d’un extraordinaire appétit, se jeter sur un sac plein d’herbe et de paille hachée, attaché au cou de sa monture, le vider sur le sol, triturer l’herbe et la paille, et convoquant tous les saints de l’Islam au festin qu’il prépare, avaler le tout (je l’ai vu) à l’admiration du public et à la consternation du cheval qui, la tête penchée sur son maître, regarde avec mélancolie ce picotin si inutilement gaspillé…
Il y a les cercles des conteurs, toujours élégamment vêtus, qui débitent d’interminables poèmes, en frappant à intervalles réguliers deux ou trois coups nerveux sur un petit tambourin, pour bien scander le rythme et réveiller les esprits. Les longs gestes des doigts, de la main et des bras, les attitudes du corps si parfaitement élégantes, les longs glissements sur les pieds nus ou le passage balancé d’un pied sur l’autre, toute cette mimique est fixée par une caïda séculaire, comme dans une figure de ballet. Et les fureurs voisines du charmeur de serpents ne gênent ni les auditeurs, ni le protagoniste de ce divertissement raffiné et, mon Dieu tout académique…
Il y a le cercle du commentateur aveugle, qui arrive, vers les cinq heures du soir, du lointain Sidi-Bel-Abbès, une petite gaule d’une main, et s’appuyant de l’autre à l’épaule de l’enfant qui voit pour lui. Au pied d’une haute muraille nue, devant laquelle se tient chaque matin la marché aux pigeons, ses auditeurs accroupis, immobiles et silencieux, l’écoutent réciter sa leçon sur les traditions du prophète, d’une voix monotone, toujours pareille à elle-même comme les lettres d’un alphabet, sans s’arrêter une seconde ni faire un autre mouvement que de remuer du haut en bas, avec une autorité mécanique, la petite baguette dont il s’accompagne en marchant, et qui semble le conduire dans ses explications comme elle le conduit dans la rue…
Il y a le cercle de Belrout «la Puce», surnom qui exprime à merveille tout ce qu’il y a de mobile, de rapide, de piquant, d’insaisissable dans cet incomparable comique. Le ventre déjà un peu lourd sous un jersey de coton blanc, un étroit caleçon de couleur qui s’arrête à mi-cuisses, les jambes nues et spirituelles, une chéchia pointue sur la tête comme un serviteur du Sultan, l’œil d’une merveilleuse malice, la barbe poivre et sel d’un homme qui aurait oublié de se raser depuis quatre ou cinq jours, tel apparaît Belrout, comédien, mime surtout, dont les expressions de visage, d’une variété infinie et jamais grimaçantes, sont de l’art le plus parfait. Quand il ne rit pas, on sourit; quand il sourit, on rit; quand il rit, on éclate; quand il pleure, c’est du délire! Dans cette ville où les mendiants pullulent, avec des tares d’une hideur incroyable, il a l’art de découvrir, chaque jour, un mendiant plus extraordinaire que les autres. Il le présente à son public, trouve le moyen de le faire plaindre et de rire de lui tout ensemble, appelle sur son infortune la miséricorde d’Allah, et place la représentation sous le patronage du malheureux qui, tout le long de la séance, reste là, accroupi dans ses haillons, entre les babouches du farceur et son orchestre de tambourins , exposé aux yeux de tous avec ses plaies, ses bosses, ses ulcères, sa folie, ses yeux perdus, jetant par sa présence, au milieu de scènes comiques d’une paillardise énorme, une note d’horreur qui n’étonne personne, mais qui parfois m’a forcé bien à regret, je l’avoue, de m’écarter du spectacle… »
«Vingt autres cercles se font et se défont autour de quelque extravagant, qui avale à longs traits de l’eau bouillante ou s’enfonce dans la bouche un cierge de poix enflammé. Et ces danses, ces chants, ces musiques, ce bruit sourd de tambourin, ces contorsions et ces sorcelleries, tout ce plaisir primitif, dans ce qu’il a de plus égaré, de plus trouble, de plus voluptueux, s’accompagne inlassablement de gestes religieux, de mains tendues pour la prière, d’invocations à Allah et à tous les saints de l’Islam, d’amen et d’amen encore mille fois répétés, de doigts qu’on porte à sa tête, puis à son front, puis à ses lèvres, de saluts et de baisers à l’infini mystérieux – en sorte que cette place folle entend, au long de la journée, plus de prières qu’une mosquée!
Ce lieu de la frénésie et du plaisir, on le nomme Djema El Fna, la place de la Destruction, soit pour rappeler le souvenir d’une formidable tuerie qui aurait eu lieu en cet endroit, soit à cause de l’habitude qu’on avait jusqu'à ces dernières années, d’accrocher là les têtes des rebelles, au-dessus d’un mur bas et ruineux. Mais les indigènes l’appellent plus ordinairement la Place du Trafic, pour éviter le mauvais sort qui ne manque jamais d’accompagner certains mots de fâcheux augure, et parce qu’en effet cent commerces s’agitent autour de ces spectacles et de ces sorcelleries. Marchands de tout et de rien, d’orge verte, de pierres à chaux, de bois ou de paille hachée; marchands d’oranges, de citrons, de cédrats, de grenades, de tous les produits d’une terre qui abonde en fruits admirables, dès qu’un peu d’eau vient la toucher; vendeurs de cotonnades, qui se promènent en tenant étalée, comme un épouvantail, entre leurs bras étendus, quelque chemise à la mode marocaine, où l’on voit, peinte en bleu, la marque de fabrique, un lion, une locomotive, ou quelque liberté avec sa torche et ses rayons; fripiers et brocanteurs, qui surveillent de l’œil une quincaillerie sans nom, des caftans usagés, de vieilles soies passées, des restes d’uniformes qui ont vu la Somme et Verdun, quelques boîtes de conserves vides, une gamelle, quatre boutons et quelquefois moins encore; femmes effondrées dans leur haïk devant des bracelets d’argent et de petites pièces de cotonnade blanche brodées de quelques fleurs de soie; matelassiers qui épouvantent, quand on voit auprès d’eux les lots de chiffons innommables dont ils bourrent leurs coussins, savetiers à l’abri de quelque vieille natte suspendue à un roseau, qui s’emploient à redonner la vie à des babouches sans espoir; vendeurs de sauterelles cuites, d’œufs durs saupoudrés au cumin, de pois chiches, de fèves grillées; marchandes de soupes accroupies devant une énorme marmite entourée de chiffons graisseux; marchands d’agglomérats étranges faits de sucre, d’amandes, de dattes, de raisins et de grains de millet; droguistes assis devant des peaux de chat, des ailes de chouettes et d’éperviers, des dépouilles de bêtes séchées, lézards, caméléons aux vertus infinies comme leurs couleurs changeantes; sorcières du Sénégal qui brassent l’avenir dans une corbeille d’osier, pleine de coquillages blancs et noirs, affreux à voir comme des yeux arrachés à leurs orbites; mendiantes rassemblées autour d’un méchant tapis, sur lequel on jette en passant un sou, un fruit, un oignon, et dont les voix plaintives chantent, pendant des heures, d’interminables litanies qui vont rejoindre dans la confusion des bruits tous les autres appels à la divinité…
Aux deux bouts de la place, de grandes tentes, rapiécées comme un burnous de Derkaoui, forment des îlots de chiffons parmi cette foule mouvante. Là-dessous, l’amateur de guimbri pince son instrument devant une tasse de thé; le joueur d’échecs se penche au-dessus de son échiquier; les fumeurs se passent entre eux la petite pipe de kif; le barbier rase une tête avec un méchant couteau de fer qu’il aiguise sur son bras, et auquel il donne un fil que n’a jamais connu mon rasoir, ou bien il fait une saignée, pose une ventouse, opère un œil avec une désinvolture à vous donner la chair de poule.
Sous les pieds de la foule, monte une poussière qui sent le crottin d’âne, la sueur et la paille hachée, comme tout le reste de la ville, et qui devient parfois si épaisse au crépuscule, à l’heure de la grande frénésie, que tout cela prend un air de cauchemar et de fantasmagorie. On dirait que ces formes blanches qui circulent silencieusement ou restent debout immobiles ne sont plus retenues à la réalité que par le bruit forcené des tambourins. Quelques bâtisses européennes, jetées au bord de cette place, prennent leur part à ce délire. La Poste avec sa couronne de fils, le magasin du quincaillier, la Banque, le Glacier et le Café de France, la boutique de cycles, les voitures de louage avec leurs cochers espagnols, toutes ces choses d’un autre monde paraissent alors aussi baroques que les cercles magiques, et le directeur de la Banque et la marchande de journaux plus fous encore que le sorcier!...»


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