Place Jemaa el Fna dans les écrits de Marcel Vicaire
Souvenirs du Maroc
« Marrakech 1920 Monsieur Bérard, Chef des services Municipaux, m’avait très aimablement installé dans une chambre d’hôte, sur la terrasse de l’ancienne demeure où étaient, à l’époque, ses bureaux. Elle donnait sur la place Jemaa el Fna et l’on y jouissait d’une vue splendide sur la palmeraie, la vieille ville, le Gueliz et les monts de l’Atlas couverts de neige. Un spectacle permanent se déroulait sous mes fenêtres, du matin jusqu'à minuit, heure de la fermeture des portes de la ville et de ses différents quartiers annoncée par une salve de pétoires tirée par les assès assemblés sur la place. Marchands de beignets, de légumes, de fruits et de brochettes, coiffeurs et cahouadji, baladins, charmeurs de serpents, illusion- nistes, conteurs, danseurs chleuh, avaleurs de sabres et de feu, marchands de nippes de peaux de lézards et de chacals, écrivains publics, guérisseurs, sorciers, attiraient une foule bariolée d’acheteurs et de badauds qui formaient des cercles autour d’eux. La place en était couverte. Dès le lendemain de mon arrivée, je me mêlai à cette foule et pris quelques croquis pour l’album qu’Henri Leclerc devait publier avec une lettre préface des frères Tharaud. Au centre du cercle le plus vaste, j’observai un homme ruisselant de sueur et de bave et dans un état d’excitation manifeste. Il se livrait à une danse effrénée, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, suivant la cadence de grands tam- bourins et pilonnant de ses pieds nus des morceaux de verre qu’il avalait ensuite en invoquant Allah, son prophète et tous les saints de l’islam. Il ne paraissait nullement incommodé; pas une goutte de sang et il renouvelait cet exploit, à l’ébahissement de tous les spectateurs, depuis des mois sinon des années. Pris soudain de folie furieuse, il se précipita sur ses spectateurs en les bombardant de tessons de bouteilles et de verre cassé. Sauve qui peut général chacun cherchant à esquiver les projectiles; quelques personnes furent blessées. Je regardais cette scène sans méfiance, lorsque je me sentis saisi par le bras et entraîné vers le porche des services municipaux.»